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Publié par jjlatouille

Trouvant, pour certains éléments du moins, une apparente analogie entre des éléments du traitement de l’affaire Depardieu et ce que j’écrivais dans un mémoire au cours de mes études de psychologie à propos du soupçon ; j’organiserai mon propos sur l’affaire Depardieu autour de quelques composants de ce mémoire sur le soupçon.

"Là-bas... là-bas, il y avait des enfants, ... leurs parents et leurs familles finirent par m'en vouloir tous, ... Et que craignaient-ils donc tellement[1] ?" Dans ce passage de L’Idiot de Fédor Dostoievski, ce que craignent les parents et les familles, c'est ce dont ils soupçonnent le Prince Miuchkine. Le Prince n'est que soupçonné ; l'accusation pourrait suivre. N’en sommes-nous pas dans un stade analogue avec l’affaire Depardieu : ne craignons-nous pas que les paroles de l’acteur, d’une stupidité et d’une vulgarité incommensurables et inexcusables (aujourd’hui, il n’en fut pas toujours ainsi), ne puissent n’être que les prémices ou l’illustration de quelques turpitudes inadmissibles ?

Mais dans le cas de l’affaire Depardieu il semble bien le soupçon se soit vite transformé en une véritable accusation du fait de la publication de nombreuses tribunes dans les médias et de propos divers, pas toujours judicieux, sur les réseaux sociaux. « L'accusation est une mise en acte : action en justice par laquelle on accuse quelqu'un d'un délit ou d'un crime ; ou pour le moins, dans une seconde acception, une parole clairement signifiante : imputation, reproche d'une action blâmable, répréhensible. C'est ce que l'on trouve dans La Ficelle (Guy de Maupassant) où le bourrelier, Monsieur Malandain, désigne sans ambiguïté, Maître Hauchecorne comme étant le voleur du portefeuille. De la même façon dans Le Roi des Aulnes (Michel Tournier) Martine accuse formellement Tiffauges de l'avoir violée. Dans ce dernier cas l'ordonnance de non-lieu, pas plus que dans La Ficelle le portefeuille retrouvé, ne disculpent totalement les accusés. Il demeure le soupçon. »

 

Pour l’instant restons sur l’accusation qui est constituée par une parole clairement signifiante propagée par des médias. Pour l’instant, la première acception du mot accusation : action en justice, n’est pas constituée à propos des obscénités proférées par Gérard Depardieu dans ce reportage en Corée. Seule prend forme de procès populaire ou d’ailleurs le populaire se manifeste majoritairement aux sphères hautement pleines de sagesse (au sens philosophique du terme) du monde dit de la culture et chez quelques politiciens et gouvernants. La question qui se pose alors est celle de savoir s’il fallait réagir, de la façon dont ce fut fait (tribunes, interview) à ces propos ignobles.

Que les médias portent à la connaissance du public ces propos ne semble pas incongrus car il est de leur rôle de porter sur la place publique les déviances d’avec la norme sociale qu’il s’agisse de paroles ou d’actes. À ce moment de l’analyse interrogeon‑nous toutefois sur la façon de porter les faits devant le public. Il est bien évident que lorsque l’on « feuilletonne » un fait on donne l’impression d’une véritable chasse à l’homme et d’une volonté d’amplifier le fait. La façon dont travaillent les médias n’est pas le propos de cet article, cependant je soulignerai que peut-être ils ne devraient pas être la chambre d’écho de la vindicte populaire, qu’ils devraient s’abstenir de publier des tribunes qui mettent en accusation des gens ; de la même façon les tribunes qui répondent aux tribunes ne devraient pas trouver de place des médias.

  Les médias en se faisant la chambre d’écho des conversations de café du commerce ou de lynchage populaire brouillent tout véritable travail de la Justice et emmurent le sujet attaqué dans la nasse d’un soupçon immuable et enferment. « Dans La Ficelle, comme dans Le Roi des Aulnes, on voit bien comment les faits font circonstance et répondent à la définition du soupçon : dans La Ficelle[2] un homme ramasse quelque chose par terre, on le voit, il le sait... Celui qui a vu devient le soupçonneur potentiel et celui qui est vu, ou croit être vu, le soupçonné, et chacun s'installe dans un système enfermant. Avant même que le soupçon puisse être constitué, le soupçonné se constituait déjà comme tel et augmentait le phénomène conjoncturel : "...puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque chose qu'il ne trouvait point...". En cherchant à se disculper Maître Hauchecorne apportait des éléments à la conjecture envisagée par son ennemie. Aussi quand on sut qu'un portefeuille avait disparu, le soupçonneur devint accusateur. » Ici, on soupçonne Gérard Depardieu d’être capable d’aller au-delà des paroles voire de mettre en actes ses paroles. Alors on dénonce. Alors on accuse. On n’a rien vu, mais quelques paroles suffisent à ce que l’on soupçonne.

 

« Qu’existe-t-il en chaque être qui puisse permettre l'émergence du soupçon ? Se pose alors le rapport qui existe entre le soupçon et le refoulé. Le soupçon permet ou autorise que l'objet de refoulement existe et qu'il pourrait aussi bien être avéré que simplement possible. De ce fait nous pouvons penser que le soupçon ne se situe pas uniquement dans le champ de l'acte délictueux mais dans un champ plus large constitutif de l'être comme sujet, et que, par conséquent, le soupçon peut constituer un élément traumatisant qui empêcherait le travail du Moi en perturbant la capacité unificatrice de l'être. Le soupçon ne serait donc pas que de nature morale. On pourrait par ailleurs s'interroger sur la notion de faute et de culpabilité : est-ce la faute qui crée la culpabilité, ou est-ce parce qu'on se sent coupable qu'il y a faute ? Là se posera le problème de la honte et celui du refoulement où le soupçon empêcherait le processus de refoulement. Poser le double problème de la honte et du refoulement, c'est poser la question du statut du regard de l'autre et du regard de soi sur soi. Est-ce que le soupçon ne porterait pas en lui un caractère de spécularité et un caractère de circularité renvoyant à une position infantile par rapport au regard parental ou à un regard inexpugnable comme pour Caïn, dans le poème de Victor Hugo, qui ne peut pas échapper au regard de Dieu. Ce regard extérieur renvoie à mon propre regard sur moi me révélant ce que j'ai peur d'être donnant au soupçon son caractère de permanence. C'est ce dont parle Jouhandeau, cité par Sartre[3], à propos de la malédiction ontologique : "L'insulte est perpétuelle. Elle n'est pas seulement dans la bouche de celui-ci ou de celui-là, explicite, mais sur toutes les lèvres qui me nomment ; elle est dans « l'être » même, dans mon être et je la retrouve dans tous les yeux qui me regardent. Elle est dans tous les cœurs qui ont affaire à moi ; elle est dans mon sang et inscrite sur mon visage en lettres de feu. Partout elle m'accompagne, en ce monde et dans l'autre. Elle est moi-même et c'est Dieu en personne qui la profère en me proférant, qui éternellement me donne ce nom exécrable, qui me voit sous cet angle de la colère." Le soupçon installe l'individu, soupçonné comme soupçonneur, dans une circularité où le soupçonné, ne sachant pas où déposer "la faute", serait dans l'incapacité de symboliser le soupçonneur, le soupçon et de refouler la faute. »

 

Que disent de leurs auteurs et de leur être psychique la publication tardive, et à l’insu des protagonistes, de ce reportage constitué de « déchets » de tournage, les tribunes des accusateurs comme celles des « défenseurs » ainsi que le feuilletonnage de ces tribunes par les médias ?   Désormais quoi que dise la justice plus tard, Depardieu est coupable d’actes pouvant supposément   advenir et d’avoir prononcé des paroles jugées associales par certains citoyens. Mais, au-delà des gens c’est tout un milieu, un microcosme comme auraient dit certains, qui met en évidence son mal-être et qui ne sachant où déposer la faute qu’il cache, qu’il tait, la met sur la place publique et s’expose à un regard extérieur donnant ainsi à ce soupçon sur Gérard Depardieu un caractère de permanence qui voudrait avoir une fonction sociale.

 

« Nous rapprocherions volontiers, dans une approche rapide et schématique, le soupçon simple de ce que Françoise Reumaux[4] écrit du ragot  : "... qui aurait pour fonction sociale de prévenir les écarts, de les repérer pour mieux les résorber dès qu'ils sont dits -une fois dits, ils ne sauraient persister sans menace pour les normes du groupe, susceptible d'utiliser, à l'égard du réfractaire, l'exclusion pure et simple- serait en somme un droit de regard sur la vie privée de l'autre et, comme il est permanent dans la vie sociale d'un groupe, il serait un moyen d'éviter des conflits en sollicitant constamment un retour à la normalisation.

Cette manière de restaurer le tissu social en y faisant délibérément des accrocs pour en éprouver la solidité, et s'il se déchire, fournir la preuve qu'il est brûlé, aide à comprendre à quel niveau se situe le ragot et à quel type de causalité il a recours."

Le soupçon simple participe à la régulation sociale en installant une dialectique entre le Transgresser et le Maintenir. Il oppose à l'interdit de transgression un déni de réalité, en même temps qu'il permet une représentation de la loi en lien avec le passé par une mise en réalité du présent où on peut dire qu'il faut que les choses restent conformes à ce qu'elles étaient dans le temps. Le soupçon simple comme le ragot participe à maintenir les apparences et donc la cohésion du groupe. »

Dès lors, on s’étonnera que le président de la République, Emmanuel Macron, qui cherche tellement à instaurer une cohésion sociale forte se soit mêlé de cette affaire en prenant, c’est le moins qu’on puisse dire, le contre-pied du soupçon empêchant ainsi qu’il joue son rôle de dialectique entre le transgresser et le maintenir. Son intervention a été un plaidoyer en faveur de Gérard Depardieu mais on sait combien le président a d’affection pour la transgression et qu’il se veut disruptif : il a besoin d’être l’étincelle qui dissipe l’énergie accumulée de façon négative, pense-t-il, par la société dont il se veut être le sauveur. Si, bien évidemment, on doit reconnaître à Gérard Depardieu qu’il est un acteur tout à fait fabuleux, on ne peut pas pour autant soutenir les propos qu’il a tenus dans ce reportage notamment quand on est un chef de l’État qui a fait de la défense des femmes et de leurs droits une grande cause nationale. Mais Emmanuel Macron est psychiquement surtout constitué par un puzzle de paradoxes. Quoiqu’il ait dit, il n’est pas de la fonction de président de la République de se poser ni en défenseur ni en accusateurs de qui que ce soit quand bien même il s’agirait de prendre le contre-pied de déclaration stupide de sa ministre de la Culture. Et il ne peut pas invoquer la présomption d’innocence dans la mesure où il n’y a aucune action judiciaire en cours à propos des paroles de Gérard Depardieu ; la présomption d’innocence ne prend corps qu’à partir du moment où il y a une accusation judiciaire, le soupçon par définition et par essence échappe à la notion de présomption d’innocence puisqu’il est lui-même, a minima, un jugement définitif puisqu’on ne se défait jamais du soupçon.

 

 Il est du devoir des médias de porter à la connaissance du public les faits notamment lorsqu’ils sont délictueux, par contre il ne leur appartient que parcimonieusement et avec prudence d’être les porte-parole des soupçonneurs  et ils  ne peuvent pas être le terrain  d’exercice  de la vindicte populaire.

 

 

 

 

 

 

[1] Fédor Dostoievski, L'Idiot, TI chapV

[2]  Guy de Maupassant, La Ficelle, Gallimard (Folio), Paris, 1994.

[3] Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, Paris, 1988.

[4] Françoise Reumaux, Toute la ville en parle, L'Harmattan, Paris, 1994.

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